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Hausses de prix : quels leviers juridiques pour se protéger ?

Publié le 23 mars 2022

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Dans un contexte de hausse des prix de l’énergie et des matières premières, aggravées par la guerre en Ukraine, Clément Fouchard, avocat associé au sein du cabinet d’avocats Reed Smith, revient pour Batiweb sur les leviers juridiques pour aider les entreprises du bâtiment à se protéger et faire passer ces hausses de prix dans les contrats. Clause d’indexation, de renégociation ou de force majeure, ou encore théorie de l’imprévision. Le point sur quatre leviers majeurs.
Hausses de prix : quels leviers juridiques pour se protéger ? - Batiweb

Dans le contexte de hausses des prix, avez-vous de plus en plus de sollicitations de la part d’entreprises du bâtiment ?

Clément Fouchard : On n’a pas encore de contentieux liés à la hausse des prix des matières premières, mais évidemment on a des sollicitations de clients qui nous posent surtout des questions sur l’interprétation des contrats. Les clients vont regarder ce qu’ils ont dans leurs contrats pour prévenir ces situations et voir de quelles options ils disposent face à une situation où eux sont obligés de payer plus cher un certain nombre de matières premières, et savoir comment soit répercuter directement cette hausse ou comment la répercuter de manière indirecte sur un prix global, qui va être facturé au client final. Côté maître d’ouvrage, nous sommes sollicités pour évaluer le bien-fondé de demandes ou de notifications en lien avec la hausse des prix de la part d’entreprises de construction.

 

Quels conseils leur donneriez-vous pour se protéger face à ces hausses de prix ?

C.F : Je pense qu’il y a quatre principaux leviers juridiques qui existent. Le premier, le plus évident, ce sont les clauses d’indexation ou les clauses d’actualisation. Il y a un grand nombre de types de clauses qui existent : cela va de la clause gazole, à des clauses d’indexation spécifiques au secteur d’activité. Je pense en particulier à l’indice trimestriel des coûts de la construction, qui est un indice que l’on retrouve très souvent dans les contrats de construction, qui va permettre d’adapter le prix de certaines prestations à l’évolution de cet indice.

C’est une possibilité, cela permet, en cas d’augmentation de l’indice – qui lui-même est indexé sur l’inflation, et sur un certain nombre d'autres indicateurs – d’adapter le prix du contrat. La difficulté de la période actuelle, c’est que la guerre en Ukraine provoque une hausse considérable d’un grand nombre de matières premières : le pétrole, le gaz, l’aluminium, le bois etc. Or, on était déjà sur une tendance haussière, et cette crise vient de se rajouter à la crise. C’est une « sur-crise » qui donne lieu à cette situation exceptionnelle. C’est ce qui est unique dans la situation que l’on vit. Donc les indices et l’indexation dans les contrats, c’est en principe un bon moyen de passer à son client la hausse des coûts des matières premières. Le problème, c’est le détail, les modalités de cette indexation. Est-ce qu’on a une temporalité assez fine pour permettre cette augmentation ? Si on est sur une période d’un an à la date anniversaire de signature du contrat, cela ne permettra pas de répercuter ce prix immédiatement, et donc l’entreprise va devoir subir de nombreux mois, et cela va impacter sa trésorerie. Donc il faut relativiser l’effet des clauses d’indexation, qui peuvent se révéler impuissante, à court terme, à amortir le choc de la hausse des prix.

 

Deuxième outil, contractuel également : les clauses de renégociation. Dans ce cadre, les parties ont prévu dès le départ de renégocier en cas de circonstances particulières. C’est très utile parce que cette clause oblige à renégocier. Être obligé de renégocier cela ne veut pas dire être obligé de parvenir à un nouvel accord. Mais en tout cas, il faut que les parties soient de bonne foi, et qu’elles s’engagent dans une renégociation. L’évènement déclencheur de cette clause est un évènement extérieur comme la crise du Covid-19 avec un confinement général qui empêche la poursuite d’un chantier. On l’a vu en mars 2020, les chantiers s’étaient arrêtés pendant quelques semaines. L’évènement déclencheur doit ensuite entraîner un bouleversement de l’équilibre du contrat. L’équilibre du contrat est rompu parce qu’on achète une matière première à un prix tellement élevé que le contrat n’est plus viable pour la personne qui doit se fournir sur des marchés internationaux. Les évènements doivent être imprévisibles. S’agissant des circonstances actuelles de hausses des prix, ce qui est intéressant c’est qu’il s’agit d’une situation assez connue. Tout professionnel dans le bâtiment sait qu’il y a une fluctuation des prix, donc l’important pour faire jouer cette clause de renégociation, c’est de montrer le caractère anormal de la hausse et de démontrer son caractère exceptionnel. Donc on va jouer sur un pourcentage par rapport à un historique. Si je prends l’exemple du prix de l’électricité en Europe, sur le marché de gros, le prix spot du MWh a bondi de 500 % entre mars 2021 et aujourd’hui. Nous sommes donc sur des augmentations exceptionnelles. Donc ça n’est pas de l’ordre du prévisible, ou du moins c’est ce qu’il faut démontrer.

Troisième levier, invoquer la force majeure, qui est un évènement extérieur, imprévisible, et irrésistible (il s’agit des trois critères en droit français). Soit il y a une clause de force majeure dans le contrat, et donc les parties doivent se référer s’y référer, soit il n’y a pas de clause de force majeure et là les parties peuvent se tourner vers la loi, vers l’article 1218 du Code Civil. La difficulté ici va résider dans le caractère irrésistible : l’évènement en question doit en règle générale empêcher d’exécuter l’obligation contractuelle et la prestation pour laquelle l’entreprise s’est engagée. Or, très souvent, une hausse de prix n’empêche pas d’exécuter le contrat – ou alors il faut vraiment arriver à une cessation de paiement ou à une mise en liquidation de la société. Sauf à être définie de manière large dans le contrat (par exemple recouvrant les situations de pénurie de matériaux), la force majeure n’est pas facilement mobilisable. Et puis la clause de force majeure résilie le contrat, or souvent une partie qui subit une hausse de prix va souhaiter adapter le contrat pour le maintenir pour la suite. 

Dernier outil, plus juridique, c’est ce qu’on appelle la théorie de l’imprévision. Elle peut intervenir en cas de bouleversement des conditions du contrat, qui rend le contrat déséquilibré. Une des deux parties du contrat aurait le droit de le renégocier, et si la renégociation ne fonctionne pas, d’y mettre fin. 

Ce qui est intéressant, c’est que pendant plus d’un siècle, l’imprévision était interdite en droit français. Un vieil arrêt datant de 1876 précisait qu’on ne pouvait pas remettre en cause les contrats. Cette théorie de l’imprévision existait mais était expressément rejetée en droit positif. Or, depuis fin 2016, avec la réforme du droit des contrats en France, la théorie de l’imprévision est maintenant admise, donc c’est une petite révolution pour les juristes français. Aujourd’hui, c’est l’article 1195 du Code Civil qui permet aux parties de renégocier leur contrat, en cas de circonstance imprévisible. Si l’une des parties refuse, l’autre peut aller voir le juge, qui peut à son tour réviser le contrat voire le résilier. Cette immixtion du juge dans le contrat est assez révolutionnaire et constitue une épée de Damoclès. L’autre partie est incitée à renégocier pour que le juge ne vienne pas s’immiscer dans le contrat. C’est un peu un outil de dernier ressort.

 

Dans le plan de résilience, le ministre de l’Économie Bruno Le Maire a évoqué le recours à cette théorie de l’imprévision. Certaines fédérations du BTP ont exprimé leur scepticisme, estimant qu’elle n’était pas facilement mobilisable. Pensez-vous qu’elle va tout de même être de plus en plus utilisée dans le contexte actuel ?

C.F : Cela va dépendre des opérateurs et surtout des contrats. Sur des projets de construction importants, à l’international, les contrats sont généralement assez complets, détaillés. Dans ces cas-là, les parties peuvent faire jouer les clauses d’indexation et de renégociation, pour faire supporter à l’autre contractant une partie du fardeau de l’augmentation de prix

Le mécanisme de l’imprévision va pouvoir être utilisé dans le contexte de contrats moins précis et n’offrant pas les mécanismes évoqués. Dans ce cas-là, il me semble que c’est un outil qui peut trouver son public. C’est aussi un outil pour inciter les parties à se rapprocher et à négocier à l’amiable.

Mais il est vrai qu’on ouvre un peu la boîte de Pandore en remettant en cause le contrat. Avec les mesures étatiques de soutien, comme le gel de pénalités de retard, forcément il y a toujours un effet un peu pervers parce qu’on modifie l’équilibre contractuel.

 

Constatez-vous une recrudescence des contentieux ?

C.F : Depuis un peu moins de 2 ans, la période de la pandémie a eu comme effet une sorte de glaciation. Les directions juridiques ont plutôt eu tendance à conserver le statut quo, donc à ne pas lancer de nouvelles actions en demande, et à tenter de négocier et gagner du temps en défense. On a vu une sorte d’attentisme, qui correspondaient aussi à une période d’incertitude avec différentes vagues. Avec la fin de la pandémie et la reprise, les choses bougent. On a des clients qui avaient des demandes et qui désormais les avancent, et on commence à les accompagner. Ce n'est pas encore forcément des demande d’arbitrage, mais les différends portés devant un Dispute Board ou un adjudicateur (mécanisme de règlement des litiges précédent l’arbitrage) sont plus nombreux. C’est donc encore à un stade de « pré-contentieux », mais clairement on monte en puissance. En défense, on nous sollicite pour des courriers de réclamation (compensation financière ou délais).

 

En conclusion, quels seraient les comportements à éviter pour ne pas aggraver la situation ? 

C.F : Anticiper, ne pas aller trop vite dans une discussion, sans une nécessaire préparation interne. Il faut revenir au contrat, car il se trouve que le contrat dispose déjà de certains des outils évoqués. Je m’attends à ce qu’il y ait des cycles de discussions et de négociations à différents niveaux, que ce soit en réunion de chantier, ou plus généralement au niveau management des groupes. Donc il faut préparer ce type de discussions de manière très précise, avec éventuellement l’aide d’un conseil extérieur, avec les juristes et les contract managers, qui connaissent par cœur leurs contrats et vont pouvoir identifier tout de suite les clauses qui seront mobilisables.

 

Propos recueillis par Claire Lemonnier
Photo de une : Clément Fouchard
 

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