BTP : le fléau de l'alcool et de la drogue au travail
13,4 % des actifs âgés de 16 à 64 ans boivent de l'alcool au quotidien ou ponctuellement dans le secteur de la construction. En ce qui concerne le cannabis, c'est même le secteur où la consommation au cours de l'année est la plus fréquente (13 % de consommateurs dans l'année, contre 6,9 % parmi l'ensemble des actifs), d'après les résultats de la dernière enquête de l'Inpes en 2012.
« Il y a toujours une bonne raison de boire : un diplôme, un anniversaire, un mariage... L'alcool est associé à la fête et au partage », analyse Fabrice Léoni, directeur prévention santé-sécurité de Bouygues Entreprises France-Europe et Bouygues Travaux Public, bien conscient du problème dans le monde du BTP. « Le vrai souci, c'est lorsque cela devient une maladie. Personne ne peut jurer qu'il ne sombrera pas dans l'addiction un jour, car chacun peut être confronté à un drame humain et se servir d'une béquille chimique pour affronter le problème. L'employeur n'est pas là pour juger mais pour aider ses employés », assure ce responsable.
Selon l'étude de l'Inpes, plus du tiers des fumeurs réguliers (36,2%), 9,3% des consommateurs d’alcool et 13,2% des consommateurs de cannabis déclarent avoir augmenté leurs consommations du fait de problèmes liés à leur travail ou à leur situation professionnelle au cours des 12 derniers mois. Les autres facteurs de la consommation d'alcool au travail : le stress, les exigences liées aux postes de sécurité, certains rythmes de travail dont le travail posté, les habitudes de consommation dans l’entreprise où la consommation d’alcool ou de drogues illicites est sinon valorisée tout au moins largement tolérée, la non consommation pouvant parfois être une cause d’exclusion, les repas d’affaires.
Certaines contraintes augmentent même la consommation d'alcool : le travail en plein air quand il représente plus de la moitié du temps de travail, des postures pénibles, le port de charges lourdes ou des déplacements longs, fatiguant ou rapides.
On imagine aisément les difficultés que cela peut engendrer sur un chantier ou lors de la conduite d'engins de travaux. A la manière de certains médicaments, les substances illicites et l'alcool agissent en effet sur l'attention et la sociabilité du salarié. « En 2008, les cinq derniers accidents mortels que nous avions eu à déplorer ont été causés par l'alcool ou la drogue », précise Fabrice Léoni, « et ce n'est que le haut de la pyramide, ce qui est visible ».
À ces accidents et à leurs séquelles, il faut en effet ajouter le poids de l’absentéisme, de la relative inefficacité du salarié alcoodépendant (ou buveur excessif) et de son impossibilité à occuper des postes mettant en jeu la sécurité.
Tolérance zéro
Selon le Code du travail, tout chef d'entreprise est tenu de prendre les mesures adéquates pour assurer la protection de la santé physique et mentale de ses salariés. Prévention, sensibilisation aux risques sont privilégiés. La MILDT, mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie a même mis en place un guide qui recense le rôle des différents protagonistes et les solutions lorsqu'un employeur est confronté au problème. Le chef d'entreprise peut par exemple prendre des sanctions à l'encontre de son salarié, qui peuvent aller de la sanction disciplinaire au licenciement.
« Nous appliquons la tolérance zéro dans notre politique, surtout lorsqu'il s'agit de sujets hypersensibles, c'est à dire de travaux qui nécessitent une attention de tous les instants. Le but n'est pas de faire une chasse aux sorcières mais bien de faire barrage aux gens dont l'attention est altérée sur les chantiers. Nous préférons renvoyer le salarié chez lui, plutôt que de prendre le risque qu'il mette en danger la vie de ses collègues », déclare sans détour Fabrice Léoni.
Depuis 2008, le groupe Bouygues a généralisé le recours aux tests de dépistage, en l'inscrivant dans son règlement intérieur. Les salariés sont contrôlés ainsi 3 à 4 fois par an pour l'alcool et 1 à 2 fois par an pour les drogues, de façon aléatoire. Une politique qui s'applique aussi bien aux ouvriers permanents qu'aux personnels de bureau, sans oublier les intérimaires. « En 2013, 80% des tests positifs concernaient des intérimaires », détaille Fabrice Léoni qui explique ces chiffres par le fait qu'ils ignorent souvent la politique de la maison. « Dès qu'il y a un problème de ce genre avec un employé, il est signalé auprès du médecin du travail pour un suivi personnalisé, accompagné si besoin d'une cure de sevrage ». En 2012, 47 compagnons sont sortis de leur addictologie selon le groupe.
Bouygues n'a pas souhaité commenter directement sa condamnation devant la justice dans le cadre de la mort accidentelle d'un employé sur le chantier du réacteur nucléaire EPR de Flamanville. Cependant, « cet accident renforce notre conviction de l'importance de poursuivre une politique intransigeante en matière de sécurité au sein des entreprises » a déclaré Fabrice Léoni. « Selon un récent sondage interne, 100 % de nos compagnons pensent que notre politique de prévention est indispensable, même s'ils la trouvent strictes (88% pensent qu'elle est "bien, indispensable, très utile", 12 % la trouvent "utile, bien, mais stricte")», avait-il précisé en début d'entretien.
Le 7 et 8 avril dernier s'ouvrait à Paris, le premier congrès Addictologie et Travail, sous la houlette de l’association ADDITRA (Addictologie et Travail) en partenariat avec le CRTD (Centre de recherche sur le travail et le développement du CNAM), la Fédération Addiction, le GESTES (Groupe d'Etudes Sur le Travail Et la Souffrance au travail dont les actions sont financées par le Conseil Régional Ile-de-France) et la MILDT (Mission Interministérielle de Lutte contre les Drogues et les Toxicomanies). Signe que l'enjeu est toujours d'actualité pour lever le déni sur les interrelations multiples entre travail, usage et mésusages de substances psychoactives et méthodes de prévention.
Claire Thibault
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