La distribution professionnelle dans le bâtiment : évolutions et perspectives
Des mouvements de fond agitent la distribution des matériaux et matériels du bâtiment.
Mais ils ne se produisent pas forcément là où on les attend ni sous la forme qu’on imaginait.
Un changement visible mais progressif
Il y a un an, la FNBM (Fédération des Négoces en Bois et Matériaux) qui réunit les principales enseignes centrées autour du gros œuvre et des matériaux du second œuvre, a demandé à un expert, Philippe Moati, professeur agrégé d'économie à l'Université Paris-Diderot et codirecteur de l’Observatoire Société et Consommation (www.lobsoco.com) de réfléchir sur l’arrivée d’Amazon et des plateformes de vente en ligne dans le secteur de la distribution BtoB bâtiment. Ce dernier a souligné le changement de paradigme que constitue l’apparition des « Pure Players » Internet dans le commerce BtoB.
Après un constat très documenté de la situation, Philippe Moati a suggéré – entre autres hypothèses - que le négoce pourrait trouver sa place en développant un marketing de partenariat avec les industriels et en proposant des offres de service et de solutions innovantes à ses clients. Cette piste implique que les acteurs du négoce aillent au-delà de leurs rôles traditionnels de distributeurs de produits.
Le cabinet L.E.K. Consulting, qui publiait son étude annuelle à peu près à la même époque, a constaté que les acteurs du commerce en ligne n’avaient pas encore trouvé leur place face à la multiplicité des offres en distribution traditionnelle BtoB. Il faisait aussi le constat que les artisans et entreprises du bâtiment restaient relativement « conservateurs » vis-à-vis de ces nouvelles offres.
Il semblerait au premier abord que des évolutions soient nécessaires, sans qu’il soit urgent de trop se presser et de trop investir dans les nouvelles technologies.
Si des évolutions sont donc absolument nécessaires pour que le secteur du négoce puisse tenir tête aux géants du commerce en ligne américain, les réserves relatives des professionnels du bâtiment doivent l’inviter à agir avec mesure et sans précipitation.
Etude L.E.K. Consulting - janvier 2018
Les acteurs traditionnels tâtonnent mais commencent à bouger
Les exemples de mouvements ne manquent pas ces deux dernières années. Si certains ont d’ores et déjà fait leurs preuves, d’autres doivent encore démontrer leur pertinence.
Dans cette dernière catégorie, on trouve Outiz, lancé par SGDB France en 2014. La jeune enseigne se voulait l’emblème de cette nouvelle distribution « cross-canal ». Filiale du géant de la distribution et de ses enseignes phares (Point P, CEDEO, etc.) elle voulait « bousculer les codes de la distribution ».
OUTIZ s’appuyait sur des magasins physiques de centre-ville (plus d’une dizaine dans Paris) et sur un site Internet d’e-commerce qui regroupait une offre de 100 000 produits (avec pour cible une clientèle de pros comme de particuliers). S’ajoutait à cela un service client disponible par téléphone 5j/7, un catalogue édité deux fois par an et une force de vente terrain d’une dizaine de personnes sur Paris.
L’expérience s’est pourtant arrêtée en janvier dernier, sans que les raisons de cet arrêt ne soient clairement exposées. Dans une interview à ZePros Négoce, Patrice Richard, président de Saint-Gobain Distribution Bâtiment France, a toutefois souligné que les leçons tirées de l’expérience Outiz allaient alimenter « l’accélération digitale » des autres enseignes du groupe : nouveaux formats de magasins pour Point P et la Plateforme du Bâtiment, Marketplace d’Outiz transformée et rattachée à CEDEO, stock central intégré à celui de Point P...
Montée en puissance des services
Toujours dans la galaxie Saint-Gobain, on constate que les services proposés notamment aux plus petites des entreprises du bâtiment montent en puissance. C’est par exemple le cas avec Génération Artisans.
À la fois réseau social, fournisseur de services digitaux en ligne et apporteur d’affaires, Génération Artisans vise à aider les entreprises artisanales à organiser et gérer leur quotidien et à développer leur activité en s’appuyant sur des services essentiellement digitaux.
Si on ignore pour l’instant comment cet apport de services va se développer et de quelle manière les artisans concernés se l’approprieront, il est en tout cas significatif des évolutions que Philippe Moati mentionnait dans son étude prospective.
Il faudra prochainement surveiller comment les autres grands de la distribution et les regroupements de négoces indépendants se sont emparés du sujet.
Ainsi, la mise en avant de la nouvelle marque SONEPAR Connect du leader de la distribution de matériel électrique semble porteuse d’une promesse forte. Et les présentations qui en étaient faites lors du dernier SIDEC laissaient entrevoir une stratégie assez proche à celle de SGDB France.
L’arrivée de nouveaux acteurs inattendus
Parmi les outsiders qu’on n’avait pas forcément vus venir, le discret ADEO tire son épingle du jeu. Le groupe se revendique en effet être le troisième acteur mondial de la vente en bricolage/décoration. Il est connu en France pour ses enseignes Leroy Merlin, Weldom et neuf autres marques grand public.
Depuis 2017 - et une première présence remarquée à Batimat - c’est aussi dans le domaine de la distribution professionnelle pour les entreprises du bâtiment que le propriétaire d’Auchan développe ses ambitions.
Bricoman est le cas de figure le plus spectaculaire d’un virage à 180 degrés. En l’espace de trois ans, l’enseigne qui concurrençait Brico Dépôt sur le segment de la GSB hard discount s’est complètement repositionnée.
Fini les gammes courtes, les prix discount sur des marques inconnues et bienvenu aux pros du bâtiment. Sous le format d’un hypermarché, l’artisan du bâtiment peut trouver chez Bricoman l’assortiment des 20/80 de son métier, tant et si bien qu’il n’a plus besoin de stocker les essentiels de son métier. Les magasins mettent aussi à sa disposition des lieux d’accueil et de formation. L’enseigne s’adresse aux huit grandes spécialités du bâtiment, cours des matériaux comprise, et fonctionne sur un principe « multicanal » qui fait d’Internet le lieu privilégié de la prise de commande (hors achats dans les points de vente).
Cette stratégie se complète d’une enseigne de plus petit format, PROBOX, présentée comme une boite à outils mi-digitale mi-physique, qui multiplie aussi les services et l’accueil du petit artisan urbain. La « base vie PROBOX » va jusqu’à lui proposer de déjeuner au Zinc du magasin et d’y prendre sa douche en terminant sa journée !
L’écosystème ADEO pour les artisans combine différentes tailles d’enseignes, en fonction de la zone de chalandise visée, une profusion de services d’accueil et un écosystème digital qui le met au niveau des pure-players de la distribution en ligne.
Le 100% digital comme horizon
Autre élément incontournable du négoce en 2019, le développement d’un acteur du net né en France : ManoMano, qui opère sur le marché de la vente de matériel de bricolage en ligne. La plateforme a annoncé en avril dernier la quatrième levée de fond de sa courte histoire, pour un montant de 110 millions d’euros. Ce nouvel apport à son capital va permettre à l’entreprise de développer sa plateforme sur le marché européen mais aussi de viser plus spécifiquement les artisans français.
ManoManoPro a été mis en ligne en mars 2019 avec une ambition forte et le savoir-faire de la plateforme grand public. Le site et les services associés ont été conçus avec des artisans du bâtiment qui étaient déjà clients. Cette stratégie lui a permis de développer une offre qui fonctionne comme un négoce traditionnel à l’exception du fait que les points de vente physiques ont entièrement disparu. Paiement en fin de mois, conseillers pros au bout du fil et grandes marques : tous les éléments du négoce classique sont présents sous une forme 100% dématérialisée. Les produits lourds et pondéreux, du gros œuvre et d’une partie du second œuvre ne figurent pas encore à son catalogue, mais l’ambition est là et de nombreux corps de métiers peuvent déjà s’y équiper quasi intégralement .
L’enseigne s’appuie sur une solide chaîne logistique et offre à ses clients la possibilité d’être livrés en entreprise, sur chantier ou en point relais (ce qui lui permet d’opérer presque 24h / 24).
Le mouvement vers de nouvelles pratiques d’achat semble bien engagé
Si les études récentes montrent que le point de vente traditionnel qui sert un artisan « un peu conservateur dans ses pratiques d’achat », a encore de l’avenir, le changement paraît bien amorcé. Les grands acteurs historiques disposent de la capacité à tester de nouveaux concepts et à tâtonner pour mieux réussir. À leurs côtés, les nouveaux venus que sont ADEO (avec Bricoman et Probox) ou des pure-players comme ManoManoPro prouve que le changement est irréversible. Et le futur devra aussi compter avec des plateformes comme BtoB Screwfix du groupe Kingfisher (Castorama et Brico Dépôt – entre autres) et le site Toolstation (qui s’appuie sur 10 comptoirs « click & connect » en région Rhône-Alpes.)
Les groupes de distribution de taille intermédiaire vont donc avoir fort à faire pour suivre la marche, tout comme les indépendants (affiliés ou pas) pour qui le défi est de taille et les budgets à mobiliser importants. La digitalisation ne concerne en effet pas que les modes de relation avec les clients ou les outils mis à leur disposition.
D’autres défis...
Autre sujet de taille pour la digitalisation du négoce, l’EDI, soit la création de langages, si possibles communs ou interopérables, permettant l’échange de données de plus en plus riches entre fabricants industriels et distributeurs (données descriptives et fonctionnelles mais aussi données marketing et réglementaires). C’est donc sans surprise que le sujet s’est retrouvé au cœur des réflexions et des échanges lors de la dernière assemblée générale de la FNBM.
Enfin, plus terre à terre, le sujet de la gestion des déchets reste un enjeu central, qui n’est pas encore complètement tranché.
Bref, le négoce a de la Data sur la planche pour les années à venir !
Régis Bourdot
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