Habitat inclusif : « Nous ne créerons pas de nouvelles normes » (Sophie Cluzel)
En juin dernier, Denis Piveteau et Jacques Wolfrom rendaient leur rapport « Demain je pourrai choisir d'habiter avec vous » commandé par le Premier ministre. Ce rapport proposait de créer des logements « API » (accompagnés, partagés et insérés dans la vie locale) pour permettre aux personnes en situation de handicap ou en perte d'autonomie de pouvoir vivre dans un logement privé, tout en partageant certains espaces de vie et services afin de faciliter leur quotidien et lutter contre l'isolement.
S'inspirant de ce rapport, une aide à la vie partagée (AVP) a été lancée le 1er janvier. Financée à 80 % par l'Etat et 20 % par les départements, elle sera versée aux personnes en situation de handicap et aux plus de 65 ans en perte d'autonomie et souhaitant vivre dans un logement partagé.
Sophie Cluzel, secrétaire d'Etat chargée des Personnes handicapées, a annoncé mardi 12 janvier un budget de 4,5 millions d'euros en 2021, et 20 millions d'euros en 2022 pour financer ce programme qui vise à la création et à la pérennisation de 600 projets d'habitats partagés d'ici 2 ans. Cette aide à la vie partagée permettra de développer ces logements partagés, mais servira également à financer l'aide humaine pour animer et coordonner la vie en communauté. Explications.
En quoi consiste exactement l'aide à la vie partagée (AVP) qui vient d'être créée depuis le 1er janvier ?
Sophie Cluzel : L'habitat inclusif est une politique publique extrêmement importante pour les personnes en situation de handicap parce qu’elle va leur donner le pouvoir d’agir selon leurs besoins. Lorsque vous êtes un adulte en situation de handicap ou en perte d'autonomie, vous aviez jusqu'ici soit le choix d'un logement collectif, dans de grands établissements, soit d'être seul chez vous avec des services à domicile mais souvent dans un isolement social. Aujourd'hui nous répondons à la demande des personnes d'accéder à un habitat partagé, avec un projet de vie collective, et l'animation de cette vie sociale. Nous répondons à la demande d'autonomie pour les jeunes en situation de handicap, et à la préservation d'autonomie pour les personnes âgées. C'est un choix de vie possible pour tous types de handicaps et quel que soit le besoin d'accompagnement.
Quel est le montant de cette aide et comment va-t-elle être versée ?
Sophie Cluzel : Ce sera au-delà du forfait qui existe actuellement pour l'habitat inclusif, qui était en-dessous de 6 000 euros. Nous sommes en train de calibrer les différents paramètres de la mesure, en lien avec les départements. Cette aide sera versée par les départements, et financée à 80 % par l'Etat. Nous allons conventionner avec chaque département ce nouveau droit que nous ouvrons avec la Caisse nationale de Solidarité pour l'Autonomie, qui viendra soutenir les départements pour le financement.
Cette aide sera ensuite mise en commun auprès du service ou de la personne qui va gérer la coordination et l'animation de cette vie partagée. L'idée c'est d'avoir des habitats partagés avec 5 à 8 personnes afin de garder l’esprit d’une vie collective pour partager des temps de vie sociale mais sans être trop nombreux. En revanche, si certaines personnes ont besoin d'avoir des soins ou une auxiliaire de vie qui se rende sur son lieu de vie, l’aide restera individualisée, avec la prestation de compensation du handicap qui leur est attribuée à titre personnel.
Avez-vous déjà connaissance de projets prévus au sein des départements pilotes ?
Sophie Cluzel : C'est un mode d’habitat qui commence déjà à essaimer sur le territoire national. Un forfait habitat inclusif existait sous la forme d’une aide globale qui n'était pas individualisée. Là, nous impulsons une politique de choix individuel pour se loger selon ses besoins. Des projets d'habitats inclusifs existent déjà, nous sommes en train d’une part de les pérenniser et d’autre part de stimuler le développement de nouveaux programmes de logements inclusifs. Avec cette mesure incitative, nous permettons d’accélérer la transformation ou la création de ce type de logements. Aujourd'hui il y a déjà une trentaine de départements qui ont exprimés leur intérêt sur ce sujet. Nous estimons qu'environ 600 projets pourraient être financés dans les 2 ans à venir. Et nous ne voulons surtout pas être normatifs parce qu’un habitat inclusif c’est aussi bien la rénovation d'une construction existante qu’un nouveau programme immobilier. Tous les cas de figure sont possibles, raison pour laquelle nous ne voulons fixer aucune norme.
Faut-il, selon vous, que ces habitations soient aménagées par les colocataires volontaires, ou pensez-vous qu'il faudrait que cela vienne des modes de construction ?
Sophie Cluzel : C'est une politique publique transformatrice de la façon dont nous allons concevoir les villes de demain mais aussi reconquérir des centres-villes, notamment par le biais de la création des habitats inclusifs. Par exemple, dans le cadre d'un programme immobilier neuf, il sera possible d’introduire des unités de vie partagée dans la conception même du programme. Et force sera d’en constater l’utilité aussi bien pour les personnes qui en ont besoin que pour l'ensemble des habitants du programme immobilier. Le rapport de Denis Piveteau et Jacques Wolfrom donnent l'exemple d'un habitat inclusif créé il y a quelques années à Arras, initialement destiné à des jeunes présentant des déficiences intellectuelles, avec une grande salle à vivre, une cuisine partagée... et c'est ensuite devenu un habitat intergénérationnel qui permet de partager beaucoup plus que les intentions initiales. C’est une nouvelle façon de penser l'habitat collectif qui permet également aux architectes et promoteurs d’évoluer dans leurs réflexions pour répondre aux nouvelles aspirations des Français. Je ferai volontiers un parallèle avec la vie estudiantine en colocation. De plus en plus courante aujourd’hui, ce n’était pourtant pas la norme il y a 20 ans de cela.
Pensez-vous qu'il faille créer des normes pour inciter les constructeurs à développer ce nouveau type de logements ?
Sophie Cluzel : Je le redis, nous ne créerons pas de nouvelles normes. Nous avons aujourd’hui l’arsenal nécessaire en termes d'accessibilité et d'adaptation des logements. A présent, c’est surtout le vivre ensemble qu’il faut penser et aborder différemment. Je ne veux surtout pas être la ministre qui crée des normes, au contraire je veux simplifier la vie des personnes en situation de handicap comme celle de ceux qui œuvrent à améliorer leur quotidien. Il faut voir ce dispositif comme une boîte à outils dont chacun peut s’emparer, aussi bien les architectes que les promoteurs, pour permettre à chacun de choisir son logement au plus près des uns et des autres et selon ses besoins. C’est ainsi que nous créerons cette société inclusive à laquelle nous aspirons tous !
Faudrait-il, selon vous, réhabiliter des Ehpad vétustes en ce type d'habitats partagés ?
Sophie Cluzel : Oui ! J’étais la semaine dernière dans un Ehpad de l'Yonne pour la campagne de vaccination, et il y avait un important projet immobilier juste à côté, avec des petites unités de logements indépendants pour 5 ou 6 personnes, hors des murs de l'Ehpad. C'est une politique que nous portons avec la Ministre de la Cohésion des Territoires ainsi que les ministres chargées du Logement et de l'Autonomie. C'est une façon différente, et complémentaire des autres solutions de logements, de répondre à des besoins d'autonomie.
Enfin, concernant l'accessibilité des logements, l'obligation de douches zéro ressaut inquiète les constructeurs, qui ne se disent pas prêts, et craignent que des surcoûts techniques soient répercutés sur les acheteurs et locataires, dans un contexte ou le prix de l'immobilier augmente déjà beaucoup. Qu'en pensez-vous ?
Sophie Cluzel : C'est un investissement d’avenir et pour le bien vieillir chez soi. Je suis certaine que les fédérations du bâtiment vont s’emparer de cette innovation. Par ailleurs, dans les hôtels, hôpitaux, cliniques et Ehpad l’accessibilité est déjà la norme et constitue une force d’attractivité. La technique est depuis longtemps bien maîtrisée par les professionnels, je n'ai pas d'inquiétudes sur ce point. Avec les logements évolutifs, nous pourrons rester chez nous parce que nous pourrons bien vieillir sans avoir pour autant des aménagements conséquents à réaliser. De plus, l’obligation de disposer d’ascenseurs à partir du 3ème étage a permis de démultiplier l'offre de logements accessibles. Nous étions l'un des derniers pays européens à ne pas proposer ce type de bâtiments accessibles et évolutifs ! Je tiens à remercier les promoteurs, les architectes et tous les bâtisseurs de s’être aussi vite impliqués dans cette nouvelle façon de construire durablement. Nous construisons ainsi la société du bien commun.
Propos recueillis par Claire Lemonnier
Photo de une : Adobe Stock