Recrutement dans le bâtiment : vers un ralentissement en 2024 ?
De nombreux métiers en tension dans le BTP
Les experts interrogés sont unanimes : quasiment tous les métiers du bâtiment sont « pénuriques » ou « en tension ». Parmi les postes les plus fréquemment cités : les métiers de l’enveloppe du bâtiment, les maçons, les carreleurs, les charpentiers, les couvreurs, les plombiers-chauffagistes, mais aussi les conducteurs de travaux, les chefs de chantiers, les chargés d’affaires, les économistes de la construction, les thermiciens, ou encore les dessinateurs-projeteurs.
« Le premier constat que l’on peut faire, c’est que l’on s’imagine que les tensions sont très fortes sur les emplois de production sur les chantiers, parce que ce sont des métiers sur lesquels il y a plus de contraintes. Mais en réalité on se rend compte qu’il y aussi des tensions très fortes sur les emplois de cadres, notamment sur tout ce qui est fonction « études », « encadrement de chantiers » : les directeurs de travaux, les chefs d’équipe, les chefs de chantiers. C’est vraiment généralisé sur tous types de métiers, et tous types de fonctions également », constate Hervé Dagand, membre de l’équipe technique de l’Observatoire des métiers du BTP.
Ces difficultés de recrutement seraient « homogènes » sur toute la France, avec toutefois des spécificités régionales en fonction de certains projets d’envergure. C’est notamment le cas en Île-de-France, avec les Jeux Olympiques de Paris 2024, le Grand Paris Express, ou encore le chantier de Notre-Dame de Paris.
Hausse des salaires : les candidats en position de force
Dans un marché de l’emploi tendu, les candidats sont en position de force pour négocier leur salaire, et les entreprises du BTP prêtes à surenchérir pour capter et conserver les meilleurs éléments.
« Il n’y a clairement pas assez de candidats par rapport au nombre de postes à pourvoir, donc on a un jeu de pouvoir qui est clairement entre les mains des candidats. Un candidat, quand vous le rencontrez, c'est quand même rare qu'il n’ait pas déjà une ou deux pistes entre les mains, si ce n’est même déjà des propositions qui soient fermes, donc ce sont des gens qui ont vraiment l'embarras du choix. Le jeu de surenchère pour capter les compétences est réel », explique Mickael Paraud, expert recrutement en immobilier et BTP chez Hays, et plus de 15 ans d’expérience dans le secteur.
Malgré le contexte actuel d’inflation, cette augmentation des salaires serait plus structurelle que conjoncturelle, avec une tendance à la hausse depuis 2015-2016, après les difficultés liées à la crise de 2007-2008.
Autre constat : des prétentions salariales particulièrement élevées parmi les jeunes diplômés. « Les personnes en sortie d’études ont des prétentions salariales incroyablement hautes, puisque c’est ce qu’on leur dit de demander en sortie d’études. Naturellement, si les jeunes salariés ont des prétentions hautes, cela se retrouve aussi crescendo sur les profils un peu plus confirmés. La preuve que cela ne fonctionne pas si mal que cela, c’est qu’on a des demandes de la part des candidats qui sont de plus en plus importantes, et qui sont acceptées par les entreprises, faute de pouvoir faire autrement », poursuit Jérémy Randoing, consultant en recrutement dans le BTP chez Fed Construction.
L’équilibre vie professionnelle et personnelle, un critère devenu primordial
Outre un salaire intéressant, les candidats recherchent également de plus en plus un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle. Pour certain, ce critère devient même primordial.
« Pour beaucoup, les conditions de travail passent aujourd’hui en priorité. J’ai même des candidats qui me disent que leur motivation première n’est pas l’argent, mais l’équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle. Quand je parle de conditions de travail, c’est aussi bien cet équilibre, que le télétravail, le temps de transports, les déplacements, et tous les avantages – le fait d’avoir un véhicule de fonction ou non etc. », témoigne Jérémy Randoing, consultant en recrutement.
« On a de plus en plus de mal à trouver des candidats qui acceptent de faire de grands déplacements à la semaine, ou de découcher quelques jours par semaine, parce que cela ne va pas en corrélation avec leur équilibre vie pro et vie perso. Cela sous-entend de rentrer tous les soirs à la maison, et pas trop tard non plus », poursuit-il.
Il faut dire que certains métiers du BTP sont parfois extrêmement éprouvants, non seulement d’un point de vue physique, mais aussi mental, avec une charge de travail importante et beaucoup de stress.
Mickael Paraud, expert en recrutement chez Hays, prend l’exemple du conducteur de travaux : « On a des rushs qui obligent à travailler de nuit, parfois le week-end. On a des responsabilités importantes, notamment en matière de sécurité des personnes sur le chantier, et également en matière de gestion financière. Donc c'est intellectuellement et techniquement extrêmement intéressant, mais c'est vrai que ce sont des métiers qui parfois sont pesants pour un certain nombre de candidats », constate-t-il.
« Les conducteurs de travaux sont nombreux à être débordés, à faire plus de 50 heures par semaine, avec des tâches qui s’effectuent en quasi-totalité dans l’urgence, et une charge mentale de travail qui est vraiment considérable », abonde Pascal Girardot, spécialiste en prévention de l’usure professionnelle au sein de l’OPPBTP. Et de poursuivre : « Les compagnons sont aussi concernés par cela, quand la question du sens du travail vient s’ajouter à la charge physique, par exemple dans les nombreux épisodes de « faire et défaire », où l’on doit démolir quelque chose qu’on vient de fabriquer parce que la consigne ou le plan n’a pas été bien pensé au départ ».
Il note par ailleurs une « intensification du travail » ces dernières années, avec des délais parfois extrêmement serrés et pas toujours justifiés. « S’être engagé sur le chantier de réfection de Notre-Dame de Paris en 5 ans avant de savoir ce qu’il y aurait à faire, par exemple, c’est une décision politique, et la technique devra suivre – sauf que cela a forcément un impact sur les conditions de travail des gens. Je pense aussi à tous les ouvrages des Jeux Olympiques de Paris 2024 », illustre-t-il.
Investir dans la prévention
Afin de redorer l’image des métiers du BTP et réduire la pénibilité, les entreprises peuvent mettre l’accent sur les nouvelles technologies, que ce soit les exosquelettes, les robots, ou la réalité augmentée.
« La digitalisation du chantier est extrêmement importante et nécessaire, que ce soit au niveau des EPI connectés, qui permettent d’éviter les accidents, de définir des zones d’intervention qui sont sécurisées par rapport à des engins, qui permettent d’identifier la chute d’un travailleur isolé, ou de réduire la pénibilité par rapport à du port de charges lourdes. Je pense notamment à l'exosquelette, qui permet de cibler des métiers en particulier, comme les plaquistes, les carreleurs, ou les peintres, avec des robots-peintres. Cela permet d’accompagner les compagnons sur des tâches répétitives, et qui peuvent être déchargées sur des automates. Il y a aussi des brouettes électriques, qui évitent des lumbagos, et des problématiques de santé liées à des ports de charges lourdes », énumère Franck Le Nuellec, directeur marketing, développement et innovation stratégique au sein du CCCA-BTP.
Mais encore faut-il que les entreprises aient les moyens financiers pour investir dans de telles technologies. À une moindre échelle, l’OPPBTP appelle donc les dirigeants d’entreprise à accélérer sur la prévention.
« En quoi la prévention peut-elle être un facteur d’attractivité ? Nous, on en est convaincus depuis longtemps. Les entreprises ne l’étaient pas forcément, mais elles le deviennent, compte tenu de cette priorité stratégique nouvelle », observe Pascal Girardot, de l’OPPBTP.
Crise de la construction : vers un ralentissement des recrutements ?
Quelles sont les prévisions pour le marché de l’emploi dans les prochaines années ? Le dynamisme des recrutements va-t-il se poursuivre ces prochains mois ? Certainement pas dans tous les secteurs, à en croire le président de la Fédération Française du Bâtiment (FFB), qui prédit la destruction de 100 000 emplois d’ici fin 2024, en raison de la crise que connaît le logement neuf, avec la remontée des taux d’intérêt, et la difficulté pour les Français d’accéder au crédit immobilier.
Selon le dernier bilan de la Fédération des Promoteurs Immobiliers (FPI), les ventes de logements neufs auraient en effet chuté de plus de 30 % au premier trimestre 2023, par rapport à un an plus tôt.
« Pour le moment, on ne le voit pas trop encore du côté des entreprises de bâtiment, parce que ce qu'elles sont en train de produire en travaux, c'est tout ce qui a été signé il y a 2 ans. Mais en 2025, tout ce que les promoteurs ne signent pas maintenant, c'est autant d'affaires en moins pour les entreprises de bâtiment. Il y aura forcément de la casse », estime Mickael Paraud.
« Entre le moment où les mises en vente de logements neufs commencent à ralentir et le moment où l’on voit les effets sur l’emploi, il se passe quand même un certain temps. Ce n’est pas un effet à court terme », abonde Hervé Dagand, de l’Observatoire des métiers du BTP.
Mais même sans attendre ces effets à plus long terme, les recrutements présenteraient déjà des signes d’essoufflement, selon l’Observatoire des métiers du BTP, qui constate une baisse de 4 % des effectifs intérimaires équivalent temps-plein. « L’intérim diminue, donc c’est souvent un signe avant-coureur, un signal faible, lorsque l’activité commence à ralentir. Avant les emplois permanents, ce sont souvent les emplois intérimaires qui sont réduits », rappelle Hervé Dagand.
Autre indicateur de ce ralentissement : une baisse de 7 % des recrutements de cadres dans le secteur de la construction en 2022, et une nouvelle baisse de 4 % attendue en 2023 par l’APEC.
« Ce sont plusieurs indicateurs qui montrent qu’aujourd’hui il n’y a pas un effondrement, mais on anticipe quand même un ralentissement, et peut-être une diminution du nombre de recrutements », résume le membre de l’Observatoire des métiers du BTP.
Un report de la construction vers la rénovation ?
Face à la baisse d’activité dans le secteur de la construction neuve, certains observent un report vers la rénovation - et notamment la rénovation énergétique - dans un contexte où les logements présentant les pires diagnostics de performance énergétique (DPE) devront être rénovés sous peine d’interdiction de location.
Selon les spécialistes, ce report doit inciter les entreprises du bâtiment à se diversifier, devenir davantage polyvalentes, et former leurs salariés aux métiers de la rénovation.
« Les entreprises de gros œuvre qui ne font que des opérations neuves, elles ont, à mon sens, plus qu'intérêt à essayer de développer une nouvelle activité, plus en lien avec la rénovation, la restructuration, parce qu’elles voient déjà leurs carnets de commandes qui diminuent fortement », observe Mickael Paraud.
« Aujourd’hui, on ne peut plus continuer à construire comme avant, et donc il y a forcément un effet report sur la rénovation, et donc sur les compétences associées à la rénovation. Cela a un impact sur les métiers. Avant le maçon construisait, demain le maçon rénovera, avec des bâtis qui auront potentiellement été rénovés une première fois », note de son côté Franck Le Nuellec, du CCCA-BTP.
Miser sur l’apprentissage et les reconversions
Pour faire face à ce défi, quoi de plus intéressant que de recruter et former des apprentis ? Les entreprises du BTP l’ont bien compris, avec un nouveau record atteint en 2022.
« Nous sommes passés d’environ 60 000 apprentis en 2017, à près de 103 000 apprentis en 2022, soit une augmentation de 53 %, ce qui est historique. Sur ces 103 000 apprentis, il y a à peu près 30 à 35 % qui rentrent sur le marché du travail. Aujourd’hui, il en faudrait trois fois plus pour arriver à répondre aux attentes des entreprises », détaille le représentant du CCCA-BTP.
« Ce qu’il est important de noter, c’est que l’apprentissage, pour les petites entreprises, n’est pas ou n’est plus une question de main d’œuvre pas chère, mais plutôt un sujet de transmission et de durabilité », poursuit-il.
En plus de l’apprentissage, les entreprises peuvent également miser sur les reconversions, qui seraient en hausse selon le CCCA-BTP : « En 4 ans, nous avons eu un peu plus de 50 000 candidats sur les métiers du bâtiment, et nous avons constaté que le nombre de reconversions est passé d’un peu moins de 20 % à plus de 30 % », précise Franck Le Nuellec.
Toutefois, ces reconversions ne seraient pas toujours perçues d’un bon œil, selon Mickael Paraud, qui appelle à « laisser sa chance à la reconversion professionnelle » : « On a encore du mal avec ça en France. On aime bien les profils qui rentrent bien dans les petites cases, et qui ont un parcours le plus linéaire possible », regrette-t-il.
Propos recueillis par Claire Lemonnier
Photo de une : Adobe Stock