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La santé mentale, un sujet de moins en moins tabou dans le BTP ?

Publié le 28 novembre 2023

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On connaît les risques de TMS ou de chutes de hauteur dans le BTP. Mais au-delà des risques physiques, comment sont considérés les risques psychiques, un mal qui guette de plus en plus les professionnels ? Notamment face au contexte économique, qui favorise l'incertitude, voire l'anxiété et le burn-out ? Réponses avec BTP Santé au travail, l'IRIS-ST et Qualisocial.
La santé mentale, un sujet de moins en moins tabou dans le BTP ? - Batiweb

On glorifie souvent l’expression « Un esprit sain dans un corps sain ». Mais comment ce vieil adage s’applique dans le secteur du BTP, où la force herculéenne peut être privilégiée au détriment du calme olympien ?

Si les risques physiques ne sont guère un secret parmi les professionnels, les risques psychosociaux se manifestent de plus en plus. En témoigne le dernier baromètre ArtiSanté, mené par la CAPEB, la CNATP et l'IRIS-ST, selon lequel 57 % des chefs d’entreprise artisanale du bâtiment se disent stressés. 61 % se déclarent assez fatigués, voire très fatigués, et 35 % déclarent avoir rencontré des difficultés psychiques.

1 chef d’entreprise sur 2 travaille le week-end, tandis que 83 % estiment que leur vie professionnelle empiète sur leur vie personnelle.

 

« La conjoncture actuelle représente un facteur de risque psychosocial important »

 

La charge mentale s’alourdit dans le secteur du BTP. Encore plus face au contexte économique tendu. « Oui, la conjoncture a un impact sur l’état de santé mentale du chef d’entreprise. Les hausses de prix, la charge de travail, les contraintes des délais sont des problématiques que doit gérer un chef d'entreprise, et qui induisent une forte charge mentale, qui peut être appréhendée avec plus ou moins de sérénité en fonction des personnes », nous confirme Pauline Goineau, responsable technique au sein de l’IRIS-ST. 

« Même si la conjoncture actuelle est encore acceptable, ce sont les perspectives de baisse d’activité en 2024 qui inquiètent les chefs d’entreprise et qui ne leur permettent pas de se projeter de manière optimiste. Cela génère de l’inquiétude et de la morosité », complète-t-elle

Avis partagé avec Séverine Martin, psychologue du travail au sein de BTP Santé au Travail, service de prévention et de santé au travail interentreprises du BTP de l’Isère et du Rhône. « La concurrence est rude dans le secteur du BTP, et les difficultés de recrutement sont nombreuses. Les délais imposés par les clients sont souvent serrés et difficiles à tenir. La réglementation et les normes de sécurité sont de plus en plus exigeantes… ». 

La psychologue poursuit : « Les employeurs ont la responsabilité d’assurer la rentabilité financière et la pérennité de l’entreprise. Lorsque l’entreprise rencontre des difficultés financières en lien avec la conjoncture actuelle, cela crée un sentiment d’insécurité non seulement pour les employeurs, inquiets pour l’avenir de leur entreprise, mais aussi pour les salariés, inquiets pour l’avenir de leur poste ». 

Toutefois, les troubles de santé mentale dans le BTP préexistaient-ils déjà avant les problèmes de conjoncture ? « Oui, comme partout, il y avait des problèmes de santé mentale, des problèmes de conflits, des problèmes de charge de travail. Même si la manifestation de ces troubles est plus discrète dans ce secteur, cela ne veut pas dire qu'il n’y en a pas. Cela veut dire que les gens ne les expriment pas, les cachent beaucoup plus », nous répond Camy Puech, président de Qualisocial, structure spécialisée dans la prévention des risques psychosociaux et l’amélioration de la qualité de vie au travail. 

« La différence est qu’aujourd'hui [les entreprises du BTP] sont dans la tempête. Et quand vous êtes en pleine tempête, vous avez un ensemble de facteurs qui viennent augmenter les risques de stress, les tendances anxieuses, les tendances dépressives », indique l’expert. Il nous cite également les derniers chiffres de Santé Publique France, selon lesquels entre l'avant et l'après la crise sanitaire - point de départ du marasme économique - la dégradation de la santé mentale aurait doublé et le BTP serait un des secteurs les plus exposés. 

Dégradation de la santé mentale dans le BTP : quelles causes ?

 

La psychologue du travail Séverine Martin nous a dressé la liste des 6 grandes familles de « facteurs de risques psychosociaux », applicables au secteur du BTP : 

  • Intensité et complexité du travail : surcharge de travail, existence de délais difficiles à tenir, manque de clarté des objectifs/rôles/missions, interruptions fréquentes
  • Exigences émotionnelles : contact avec la souffrance d’autrui, devoir faire « bonne figure » en toutes circonstances, confrontation à des situations dangereuses… 
  • Manque d’autonomie et de marges de manœuvre : ne pas pouvoir faire une pause quand on en ressent le besoin, ne pas pouvoir choisir ses méthodes de travail…
  • Rapports sociaux au travail dégradés : conflits avec les collègues/la hiérarchie/les subordonnés, mauvaise ambiance, manque de cohésion d’équipe, manque de soutien, contact avec un public désagréable, manque de reconnaissance au travail
  • Conflits de valeurs : manque de sens au travail, devoir privilégier la quantité au détriment de la qualité, devoir faire une tâche qu’on réprouve au niveau éthique…
  • Insécurité de la situation socio-économique : précarité du contrat de travail, difficultés financières rencontrées par l’entreprise, métier qui risque de disparaître dans les décennies à venir, problématique de santé ou handicap engendrant des difficultés de maintien dans l’emploi…

« Très souvent, de nombreux facteurs de risque sont présents dans la situation de travail depuis plusieurs années, jusqu’au jour où la personne "craque" », commente Séverine Martin. Dans le BTP, l’experte note plus fréquemment les conflits avec la hiérarchie, la surcharge de travail et le manque de reconnaissance. « Les facteurs de protection les plus puissants pour faire face aux facteurs de risques psychosociaux sont le soutien social (relations avec les collègues, soutien de la hiérarchie) et la latitude décisionnelle (autonomie dans la prise de décision et dans l’organisation de son activité) », mentionne-t-elle.


Un mal-être avec divers visages et diverses victimes

 

« Rappelons toutefois que les entreprises artisanales ont une réelle capacité d’adaptation. Elles ont ainsi su préserver leur activité après avoir essuyé trois années de forts aléas économiques aux conséquences notables sur la gestion des entreprises, mais le moral des chefs d’entreprise en a pâti », nuance de son côté Pauline Goineau de l’IRIS-ST en ajoutant, qu’« il peut y avoir des disparités en fonction des métiers ».

Parmi les professions les plus vulnérables, « les profils administratifs (secrétaires, RH, bureau d’études, chargé de mission…) et managériaux (conducteurs de travaux, chefs d’équipe, chargés d’affaires, responsables, directeurs…) sont fréquemment rencontrés. Mais nous voyons aussi des salariés exerçant des métiers de terrain (plombier, électricien, maçon, ouvrier polyvalent, menuisier…) », nous décrit Séverine Martin.

La psychologue observe aussi une grande présence des femmes. Elles représentent 42 % des personnes reçues par elle et ses confrères de BTP Santé au Travail, entre janvier et novembre 2023. Et ce, « alors qu’elles ne représentent que 13 % des salariés du secteur du BTP », souligne-t-elle.

Lorsqu’on lui demande les symptômes les plus récurrents, ses réponses sont multiples. « On retrouve des symptômes émotionnels (anxiété, tristesse, perte d’intérêt pour les activités habituellement agréables, baisse de l’estime de soi…), comportementaux (agressivité, pratiques addictives…), cognitifs (difficultés à s’organiser et à prendre des décisions, pertes de mémoire, troubles de la concentration…) et des symptômes physiques (fatigue, maux de tête, maux de dos…) », nous énumère Séverine Martin.

Qu’est-ce que l’anxiété ?

 

« L’anxiété, c'est un mécanisme de protection contre les futurs négatifs. Elle va aller chercher des ressources pour venir alimenter votre cerveau, qui va se mettre en suractivité pour trouver des solutions, et donc mieux adresser le futur », définit Camy Puech.

Mais dans un contexte de crise économique, l’anxiété montre rapidement ses travers. « Le problème, c’est qu’on est sur des situations qui vont durer - ça ne va pas se résoudre en l'espace de six mois, un an  - et qu’une suractivité mentale répétée expose la personne à être en état anxieux avec tous les symptômes : syndrome de trouble du sommeil répété, fatigue chronique, troubles dermatologiques, etc. », nous explique le président de Qualisocial.

 

Briser le tabou, pour mieux affronter la crise économique et psychique

 

Si les troubles mentaux s’exposent de plus en plus dans le BTP, le tabou reste présent. « Souvent, les salariés reçus en entretien sont des personnes peu familières des accompagnements thérapeutiques, qui viennent en consultation en déclarant "c’est la première fois de ma vie que je vois une psychologue», nous confie Séverine Martin de BTP Santé au Travail.

Comment sensibiliser les professionnels à la santé mentale ? Pour Séverine Martin, il est d’abord impératif de ne pas minimiser ce risque. « J’entends souvent dire que les risques psychosociaux ne sont pas les premiers risques dans le BTP. Ce n’est pas parce qu'il n'est pas le premier risque, que ce risque n’existe pas. Sur certains postes (chefs d’équipe, conducteurs de travaux, chargés d’affaires, responsables, directeurs, secrétaires, gérants…), c’est même l’un des risques principaux », expose la psychologue.

D’autant que « quand les salariés rencontrent un psychologue d’un service de santé au travail, c’est presque toujours parce que la situation de souffrance au travail est déjà installée. Il est donc important, avant tout, de sensibiliser les personnes qui organisent le travail, c’est-à-dire la direction et les responsables hiérarchiques, ainsi que les personnes jouant un rôle de conseil auprès d’eux, pour éviter que ces situations de souffrance ne surviennent », propose-t-elle.

Et quand le secteur affronte une crise économique, la transparence des dirigeants d’entreprise est primordiale, selon Camy Puech. « Dans les périodes les plus difficiles, faire l'autruche sur une réalité vécue de tous, c'est la dernière des bonnes pratiques. C'est justement dans les moments difficiles qu’il est fondamental de reconnaître, auprès de toutes ces équipes, que la période est difficile pour plus de solidarité », défend le président de Qualisocial.

Il nous évoque par exemple sa rencontre avec deux chefs d’entreprises dans la promotion immobilière. Tous deux sont exposés aux tensions dans la construction, et ont dû déployer un plan de licenciement. La différence, c’est que l’un reconnaît la situation et communique à ses collaborateurs son plan de structuration pour une activité plus pérenne, tandis que l’autre se terre dans les non-dits, au risque de laisser ses équipes dans l’attente, voire dans la méfiance. Dans ce type de situation : «L’entreprise perd sa cohésion, plus que ce qu'elle aurait cru. Elle va subir encore plus la crise et le temps de reconstruction sera beaucoup plus long », déplore Camy Puech.

 

Une panoplie d’outils pour sensibiliser les acteurs du BTP…

 

« Je pense qu’il serait intéressant que les pouvoirs publics, les entreprises et les médias communiquent davantage sur les causes organisationnelles susceptibles de dégrader la santé mentale au travail, ainsi que sur les moyens de prévention liés à ce type de risque. Cela permettrait de sensibiliser plus largement le grand public », encourage la psychologue Séverine Martin.

Du côté de l'IRIS-ST, les actions de sensibilisation sont déjà bien entamées. Rien que sur le site de l’institut rattaché à la CAPEB, le professionnel du BTP peut accéder à toute une panoplie d’outils de prévention : questionnaire pour évaluer son niveau de stress et sa qualité de vie au travail, deux mémos sur la gestion du stress - un pour les chefs d’entreprise, le second pour leur partenaire de vie -, complétés par une vidéo sur le même thème, des fiches sur l’offre santé des partenaires assureurs (Groupama, la MAAF, et Pro BTP). « Notons que localement, des CAPEB départementales mènent également des actions avec des acteurs départementaux sur le sujet », ajoute Pauline Goineau. 
 
« Nous constatons également, par le biais du baromètre, que de plus en plus de chefs d’entreprise prennent la parole ou savent vers qui se tourner en cas de problèmes. Des premiers éléments encourageants mais encore insuffisants », nous déclare la responsable technique de l’IRIS-ST. Raison de plus pour la CAPEB et l’IRIS-ST d’aller plus loin, avec un accompagnement de la confédération sur les thèmatiques juridique, économique, technique. « Cet accompagnement permet aux chefs d’entreprise de mieux comprendre, d'appréhender certains points et donc indirectement contribuer à réduire la charge mentale qui incombe aux chefs d’entreprise du fait de ses multiples casquettes », justifie Pauline Goineau.

Qualisocial, à son échelle, mise sur les formations, les conférences, les webinaires, voire un service d'accompagnement psychologique et social. « Il y a des psychologues et des assistants sociaux, pour venir assister les collaborateurs ou leurs familles dans cette situation » de crise économique, nous détaille Camy Puech. Car les salariés de la construction et de la promotion immobilière sont souvent en situation d’endettement, nous apprend-il. « Quand vous êtes très endetté et que vous êtes confronté à un plan de restructuration avec suppression d'emplois, vous avez une incertitude économique qui touche aussi les familles », relève le président de Qualisocial. 

Une précarité qui ne concerne pas tant les dirigeants d’entreprises, qui face aux difficultés actuelles ont tendance à plus se replier sur eux-même, selon Camy Puech. 

 

Des démarches, mais surtout un discours à ajuster…

 

Ce n’est pas tout de déployer un tel attirail d’outils. La psychologue Séverine Martin insiste également sur les liens entre employeur et employés, qui sont à renouer

Pour le chef d’entreprise, cela signifie « au quotidien, d’accepter de remettre en question l’organisation du travail. D’impliquer les salariés dans les processus de décision et de prendre en compte leur avis », développe cette dernière.

« Il est important aussi que les salariés prennent conscience que l’organisation du travail parfaite n’existe pas, et que l’employeur dispose souvent de moyens limités. Enfin, la qualité des relations humaines, la reconnaissance et le soutien apportés aux équipes, aux collègues et à la hiérarchie jouent également un rôle essentiel en prévention des risques psychosociaux », contrebalance-t-elle. 

Pour Camy Puech, les discours de sensibilisation doivent se connecter à la réalité du professionnel du bâtiment et des travaux publics. 

« Si vous dites la santé mentale, c'est bien, et l'incertitude c'est mal, vous n’aurez pas forcément de réaction positive dans le BTP. Car dès qu’on en discute sans être orienté "opérationnel" et "performance" on ne nous écoute pas. En revanche, dès qu’on met le sujet sur la table et on parle de choses vécues par tous, qui ont une incidence sur l'entreprise, l'engagement, la performance, alors là il y a un effet plus libérateur. Dans le BTP, il faut vraiment que ce soit très concret, très opérationnel, pas dans la théorie », nous décrypte-t-il.

Car s’il y a bien un secteur où l'on peut prendre autant à coeur son métier, c’est le BTP, comme nous le raconte le président de Qualisocial : « Chaque fois que je suis intervenu, les gens parlent des édifices sur lesquels ils sont intervenus, ce qu'ils ont construit. La question du sens, elle est très forte dans le BTP, il y a une connexion très très forte à la construction, à l'esprit de bâtisseur ».

Qualisocial participera le jeudi 7 décembre prochain à un wébinaire intitulé « Projets de restructurations : quels enjeux humains ? ». Pour y participer, rendez-vous sur ce lien LinkedIn.

> Consulter le dossier spécial Prévention dans le BTP

 

Propos recueillis par Virginie Kroun
Photo de Une : Adobe Stock

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