La France et l’Irlande, un partenariat du BTP en construction
Le 31 décembre dernier, le Brexit célébrait son premier anniversaire. Bien que la République d’Irlande, indépendante du Royaume-Uni, reste dans la zone euro, elle perdait, à cause de ce départ, un partenaire économiquement privilégié.
« Il y avait quand même un certain nombre de changements qui ont eu lieu depuis un an, que ce soit sur l’approvisionnement, le transport des biens par le Royaume-Uni, la taxation des marchandises », détaille Alix Derigny, Market Advisor Construction & Sustainable Build d’Enterprise Ireland.
Au sein de l’agence gouvernementale, ils sont une dizaine à accompagner la croissance d’entreprises irlandaises dans l’Hexagone. Un défi de taille renforcé par le Brexit. « Après ça a été pour les entreprises l’opportunité de se tourner vers d’autres marchés, voire grossir leurs expositions globales », nuance Alix Derigny.
Innovation, data et flexibilité : les valeurs irlandaises séduisent
Après les Pays-Bas et l’Allemagne, la France est le troisième pays d’exportation de l’Irlande dans l’eurozone, représentant 1,1 milliard d’euros en 2020, soit 19 % des exportations de biens. 150 filiales irlandaises sont aujourd’hui implantées en France, et emploient 28 500 personnes, un chiffre en hausse de 20 % en 2020.
Il faut dire que, globalement, des échanges entre voisins celtiques ont ses plus : proximité géographique, économie forte et stable, absence de risque de change, alignement réglementaire, faibles coûts d'exportation et appartenance commune à l'Union européenne.
Mais quels intérêts présentent-ils vis-à-vis de la construction ? D’abord un vent de fraîcheur vers le BTP français, qui s’inspirerait progressivement de trois points forts irlandaises : l’innovation, l’exploitation des données, mais également une mentalité plus flexible. Des qualités qu'Enterprise Ireland encourageait en mars dernier, d'autant qu'elles profiteraient aux professionnels.
Ces valeurs, même une entreprise exclusivement française comme Eqiom, anciennement Holcim et rachetée en 2015 par le groupe irlandais CRH, arrive à les ressentir « CRH est une entreprise qui encourage l’innovation et est extrêmement pragmatique. C’est-à-dire qu’elle veut toujours être au plus près de ce qu’il faut faire au bon moment, en anticipant au bon moment. On a beaucoup de dialogues avec CRH (…), sur l’innovation qui n’est pas que dans nos produits, mais aussi le digital et l’humain. Ils ont leur propre stratégie de pilotage mais laissent beaucoup de latitude à leurs compagnies », affirme Sébastien Yafil, Digital Transformation and Building Solutions Director d’Eqiom.
Un esprit d'innovation ligoté toutefois par la norme française, « trop restrictive par rapport aux autres normes mondiales », au goût de Conor O’Riain. Le managing director d’Ecocem, fabricant de ciment bas carbone, développe : « Par exemple nous avons développé un nouveau ciment capable de réduire les émissions globales de l’industrie cimentière de 50 % (l’industrie cimentière est responsable pour 8% des émissions globales de CO2), mais il ne sera pas disponible en France avant de longues années à cause des normes françaises ».
Un savoir-faire au profit du Grand Paris
Cela n’a cependant pas empêché l’entité française d’Ecocem d’innover à travers des chantiers d’envergure, tels que le Grand Paris, un « projet passionnant ». Ainsi 150 000 m3 du lot 1 de la ligne 16 du métro ont été par exemple réalisés avec un liant recomposé composé de 40 % de ciment CEM 1 52.5 N et de 60% de laitier moulu, fourni par Ecocem et formulé avec Eiffage Génie Civil Béton Solutions Mobiles.
Les équipes de Vinci Construction ont ainsi collaboré avec le fabricant pour expérimenter le béton bas carbone Exegy. Celui-ci est appliqué dans la construction de voussoirs sur la ligne 18 du Grand Paris. « Nous avons aussi créé un ciment innovant et décarboné d’une performance technique inégalé pour le tunnel Lyon Turin qui permettra une réduction très importante de l’impact de la construction de ce tunnel », complète Conor O’Riain.
Le groupe irlandais CRH travaille aussi étroitement avec la Société du Grand Paris (SGP) par le biais de deux marques. D’abord le fabricant Eqiom, qui fournira 1 million de m3 de béton prêt à l’emploi destinées à 14 stations de métro différentes et 700 tonnes de ciment sur les différents sites du chantier franciliens. Sans compter la plateforme d’économie circulaire d’Eqiom Granulat à Gennevilliers, utile à l’évacuation de terres polluées, dans le cadre du chantier de la piscine Olympique de Saint Denis, opérée par Séché Environnement.
La deuxième marque, Stradal, spécialisée dans la préfabrication, se démarque notamment dans la livraison de voussoirs sur les chantiers du Grand Paris Express - retardés d'ailleurs par la crise sanitaire. Les solutions sont variées, allant de l’ultra-bas carbone sur le lot 1 de la ligne 18 aux voussoirs en béton armé sur la ligne 15 Sud.
L’entreprise Cubis System, quant à elle, qui vendait déjà sous la marque Carson ses premiers produits en France, affirme depuis janvier 2022 sa propre entité française. L’équipe s’est d’ailleurs renforcée, passant de quatre à six personnes en 2021. Leur objectif ? Remplir la demande du Grand-Paris en protection de câblage, sur le nouveau chemin ferroviaire du Grand Paris Express. Le système multitubulaire MULTIDuct™ équipera entre autres le site de maintenance et de remisage de Massy Palaiseau et la Porte de Choisy (Paris, 13ème)
« Au-delà de nos marchés du transport, AEP, télécom et irrigation, nous investissons également dans les marchés de l’énergie, de la recharge des véhicules électriques et l’aménagement urbain », précise Per Muller-Wille, Country Manager France de Cubis System.
L’urbanisme francilien inspire l’Irlande
À propos d’aménagement, si la France tire de l’Irlande son savoir-faire en construction, l’Irlande admire l’urbanisme francilien. « Le premier ministre d’Irlande est venu en septembre et était intéressé, parce qu’à Dublin, par exemple, ils ont un projet de métro, mais qui est très compliqué à réaliser. Il y a eu des bons échanges avec la société de la SGP. Le premier ministre irlandais rêve d’un projet du Grand Dublin en termes infrastructures », explique Alix Derigny.
D’autant que Paris et Dublin partagent la même problématique d’étalement urbain. « Dublin est très représentatif, voire moins représentatif que le reste de l’Irlande. Dans l’hypercentre, le long de la rivière Liffey - leur Seine à eux -, il y a tout cet aménagement des docks, il y a des immeubles d’habitation. Mais c’est pas du tout leur mode de vie, les Irlandais vivent en maison », ajoute la Market Advisor Construction & Sustainable Build d’Enterprise Ireland.
Les familles préfèrent ainsi acheter en banlieue et donc voir le développement de transports en commun. Un point de vue présent aussi dans l’Hexagone, où les propos de la ministre du Logement Emmanuelle Wargon sur la maison individuelle avaient fait polémique en octobre dernier.
Autre point commun partagé par les deux pays : l’accord de Paris et ses « objectifs en 2030 et en 2050 de décarboner l’industrie, entre autres de la construction, l’Irlande a le même agenda là-dessus que la France. On suit le même agenda que l’Union européenne », commente Alix Derigny. D’ici une dizaine, voire une trentaine d’années, il n’est pas si ambitieux d'espérer la naissance d'un véritable tunnel d’échange d’innovations en construction verte, entre l’Irlande et la France. À en croire l'admiration mutuelle entre les deux pays, la machine est déjà lancée.
Propos recueillis par Virginie Kroun
Photo de Une : Adobe Stock